Elodiève
Baudon-Guyou
Dans les yeux d'Agathe
Agathe, bonne épouse et bonne mère de famille, était
mariée à Roger, comptable dans une petite entreprise.
Chemise à ligne, gourmette, attaché-case, la cinquantaine
grisonnante et les chaussures qui brillaient comme des miroirs…
Le parfait crétin.
Après avoir élevé les trois mouflets et passé
sa jeunesse à faire la cuisine, frotter le parquet, laver le
linge et ranger le bordel de toute la smala, Agathe se réveilla
un matin avec la gueule d’une autre. Ce qu’elle voyait dans
la glace de la salle de bain ne lui plaisait pas du tout ! A coups de
pots de crème, elle tenta vainement d’atténuer ses
rides, sans aucun résultat. Puis, elle s’attaqua à
ses cheveux et opta pour un blond Marilyn Monroe, avec rouge à
lèvres incarnat pétant. Mais vu la peau parcheminée,
ça lui donnait une bouche de Donald Duck sur une tronche de Sharpey.
Elle avait eau s’habiller chic, elle faisait mémé
qui veut avoir l’air jeune. Et ça, c’est pire que
tout ! Roger gagnait bien sa vie mais pas au point de lui payer un chirurgien
esthétique. Donc, Agathe, qui n’avait jamais exercé
de métier autre qu’épouse-pondeuse, se mit à
faire le parcours du combattant, écumant les petites annonces
pour essayer de trouver du boulot ! N’ayant aucune qualification
et l’âge où les hommes n’ont plus envie de
vous mettre la main aux fesses, elle se retrouva bredouille au bout
de plusieurs mois. Une amie à qui elle avait confié sa
détresse de ne pouvoir se payer un ravalement de façade,
lui dit : « Chérie, tu es sublime, forcément sublime
» citant Duras quand elle parlait de Christine Villemin. Laquelle
Christine avait répondu : « Mais elle est folle, celle-là
! » C’est exactement ce que pensa Agathe qui décida
de ne plus la revoir. Une autre amie tenta de la persuader que ce qui
compte, ce n’est pas l’aspect extérieur, mais la
beauté du cœur. Que tout le reste n’est que vanités
et illusions.
- Eh ! regarde-moi, j’ai aussi des rides.
- Peut-être, répondit Agathe, mais avant, moi j’étais
belle et toi, t’as toujours été moche.
Là, c’est l’amie qui décida de ne plus revoir
Agathe qui apprit à ses dépens que la vérité
n’est pas toujours bonne à balancer. N’ayant plus
personne à qui se confier, elle alla finalement voir un psy.
Quatrième étage sans ascenseur, divan pourri et col de
chemise élimé. Le binoclard se contenta de l’écouter
sans apporter de solution. Au bout de trois séances, Agathe perdit
patience et envoya paître le psy à la tronche de babouin.
Dernier recours avant la corde pour se pendre, elle essaya un club de
rencontres sur Internet. L’affaire fut directement orientée
vers « montre-moi tes nibards à la Webcam et tire ta culotte
». Même si Agathe n’était pas bégueule
avec les histoires de sexe, ce n’était pas ce qu’elle
cherchait. Personne ne lui donna une solution pour gagner de quoi se
payer une nouvelle tête de poupée de cire.
Les enfants étaient grands et n’avaient plus besoin d’elle.
De maitresse, elle était devenue mère, et à présent,
elle n’était plus que la bonne de son mari qui baisait
comme son attaché-case : carré et sans fantaisie avec
pas un poil qui dépasse. Sa queue était devenue aussi
fonctionnelle que lui. Tout dans le crédit et la thésaurisation.
A peine lâchait-il quelques gouttes. Le crachin du pauvre, un
soupir, je me retourne et hop je ronfle. Le haut débit, connaissait
pas ! Agathe se dit que le mariage était une grosse arnaque.
Que les parents poussaient tous leur descendance à faire comme
eux, par vengeance. Ah ! On s’est fait avoir, eh ben pas de raison
que nos mômes qui nous ont bouffé les meilleures années
de notre vie, ne connaissent pas notre calvaire. Sûr qu’elle
avait pensé au divorce, l’Agathe. Seulement, vu les sillons
du temps qui avait creusé son visage et alourdi le reste, elle
avait peu de chance de se trouver un play-boy. Même pas de pognon
pour entretenir un minet. Si elle voulait vraiment avoir une chance
de refaire sa vie et de rencontrer le prince du pétrole, fallait
d’abord trouver le moyen de ressembler à Pamela Anderson.
Et y’avait un sacré boulot ! Tout était à
refaire : tirer les yeux, repulper les lèvres, arrondir les joues,
botox partout, remonter les seins, les fesses et pourquoi pas se payer
des rajouts capillaires, tant qu’elle y était ? Mais la
jeunesse éternelle n’appartient qu’aux riches. Agathe
songea à braquer une banque. Elle alla même jusqu’à
tricoter une cagoule avec les moufles assorties. Puis elle se dégonfla
lorsqu’elle lut dans les faits-divers qu’un casse dans la
ville voisine avait mal tourné. Une des employées, couchée
par terre, avait réussi à former le numéro de son
mari. Et le portable avait sonné dans la poche du cambrioleur
casqué…
Décidément, Agathe avait épuisé toutes les
possibilités. Il ne lui restait plus qu’à s’acheter
une corde pour sauter dans l’oubli. Alors qu’elle se rendait
au Brico Marché dans le but d’acquérir la fameuse
corde, elle trébucha sur le clown bariolé du magasin,
qui faisait gugusse pour les « petits nenfants ». Il s’esquintait
à bafouiller des guiliguilis en agitant ses paluches gantées
de blanc. Agathe le trouva ridicule.
- Ca vous gêne pas d’avoir l’air aussi con ? lui demanda-t-elle
avec la franchise de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
- Non, puisque ça les fait rire. Regardez comme ils sont contents
ces petits chérubins.
- Sont pas contents, y se foutent de votre gueule, oui !
- Et alors ? Le résultat est le même. Du moment qu’on
donne du bonheur, c’est tout ce qui compte.
- Vous me prenez pour une débile ou quoi ?
- Non. Je vous prends pour une malheureuse qui ne croit plus à
rien. C’est là qu’on devient vieux. Vous êtes
veuve ou divorcée ?
- Ma parole, vous me draguez ! fit-elle en essayant d’avoir l’air
offusqué alors qu’en réalité elle était
très flattée que ce clown lui fasse des avances. Bon d’accord,
il ressemblait à un vieux travelo mal costumé, mais c’était
quand même un mec ! Du moins, en avait-il l’air derrière
son nez rouge et son maquillage approximatif.
- Chère petite madame, je ne drague jamais les femmes qui font
leurs courses au Brico. C’est un principe.
- Monsieur a une grande conscience professionnelle.
- C’est juste que les femmes viennent ici pour acheter des outils.
Donc pour bricoler. Celles-là ont un côté mec qui
ne me séduit pas du tout. Je les aime soumises et fragiles. J’ai
jamais bandé pour les tanks.
- Moi, je suis venue acheter une corde, confia Agathe.
- Ah ! Vous êtes adepte du bondage ?
- Pas du tout. Je veux une corde pour me pendre parce que j’en
ai marre de vivre.
- Y’en a de très solides au rayon des robinets. Juste là,
voyez, montra le clown.
- C’est gentil, merci.
- Avec ça, vous ne pourrez pas vous rater.
Il fallut quelques minutes au clown pour se rendre compte de ce qu’il
venait de dire à cette pauvre vieille. Arthur Lambert –
c’était le vrai nom du clown – avait toutes ses cases,
mais elles fonctionnaient à retardement. Lui, l’amuseur
des enfants venait de pousser cette âme perdue dans le vide, au
lieu de lui tendre la main. Quand il voulut rattraper sa maladresse,
la désespérée avait déjà disparu.
Il courut au rayon cordes mais ne la trouva pas. C’est à
la caisse qu’il la revit, son serpent de chanvre à la main.
- Chère madame, je voulais vous dire qu’en fait, ces cordes
ne sont pas solides du tout. Au-delà de cent kilos, elles craquent
!
- Décidément, vous êtes un gentleman, vous !
Plus Arthur essayait de se racheter, plus il s’embourbait dans
une maladresse qui avait toujours été son principal handicap
auprès des femmes et des hommes.
- Je suis vraiment confus, mais la psychologie m’est aussi étrangère
que la vie du pape. Laissez-moi me racheter. Qu’est-ce qui vous
ferait plaisir ? Demandez-moi tout ce que vous voulez !
Agathe le regarda droit dans les yeux.
- Je peux vraiment vous demander tout ce que je veux ?
- Bien sûr !
- Et vous me le donnerez ?
- Evidemment.
- Cent patates.
- Pardon ?
- Je veux cent patates, assura Agathe.
- Vous ne préférez pas des haricots ?
- Vous le faites exprès ou vous êtes vraiment gogol ? Je
veux du pognon, beaucoup de pognon !
- Pourquoi faire ?
- Pour ressembler à Pamela Anderson.
- Effectivement, fit-il après un temps de réflexion. Il
va vous falloir beaucoup beaucoup d’argent.
Elle eut un sourire doux, absent, lointain et imperceptible. Arthur
Lambert la vit comme elle avait été jadis. Son cœur
s’emballa agréablement dans sa poitrine. Elle lui plaisait.
- Vous m’avez promis…
Le clown se gratta la tête, histoire de remuer ses neurones qui
n’étaient pas nombreux, certes, mais qui lui avaient quand
même rendu de fiers services.
- Laissez-moi réfléchir et revenez demain à la
même heure au rayon clous et vis. J’y serais.
Agathe prit sa corde et disparut après avoir lancé un
dernier sourire à son bienfaiteur. « Car même dans
le noir, il y a toujours de l’espoir » lui disait son père
quand il rentrait saoul du café d’en face et qu’il
apercevait la lampe de chevet que sa brave épouse laissait allumée
toute la nuit pour lui. En réalité, c’est parce
qu’elle tenait à ses bibelots et ne voulait pas qu’il
risque de les casser en se prenant les pieds dans le tapis.
Le lendemain, pile à l’heure convenue, Arthur attendait
à l’entrée du Brico, fébrile et impatient
comme un adolescent à son premier rencart. Il avait posé
son costume de clown bariolé et avait choisi sa plus belle chemise
de laine pour revoir la petite madame, il ne connaissait même
pas son prénom. Quel idiot de ne pas le lui avoir demandé.
Le gratifiera-t-elle encore de ce merveilleux sourire ? Le temps passa,
il imaginait toutes les raisons de son absence et souriait à
toutes les excuses qu’elle trouverait. Il avait une idée
pour elle, une idée qui lui plairait. Il y avait réfléchi
toute la nuit et s’était endormi dans les bras de ce doux
sourire qui n’appartenait qu’à elle. Il avait acheté
le journal du jour et commença à le feuilleter distraitement
en attendant qu’elle arrive.
« Agathe Moulins : Suicide incompréhensible d’une
femme ordinaire. »
Le titre du fait divers lui sauta aux yeux comme une trahison.
Le journal lui échappa.
Son sourire de clown bariolé s’obscurcit.
Son regard prit la nuance de celui du clown triste.
Elodiève
BAUDON-GUYOU – Janvier 2010