Nuage vu par Pascal


Toujours inspiré par une nouvelle que j'ai créée il y a des années et que vous pouvez trouver en cliquant
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Eric Toulouze

 

 

 

Elodiève Baudon-Guyou

La faille


J’ai disparu.
Du fond de mon trou, je perçois plus que je n’entends les hommes crier mon nom. Mais j’ai si mal que je peux à peine relever la tête. La nuit noire obscurcit définitivement le ciel. La pluie redouble d’intensité, le Rif se gonfle en une minute. Il se cabre et galope dans son lit comme un cheval furieux. La source souterraine, grossie par les eaux diluviennes, m’ont ranimée en éclaboussant mon visage. Je me souviens de peu de choses ; une randonnée décidée malgré la mise en garde de mes amis et l’envie de fuir, d’être seule pour faire le point.
J’ai faim.
Depuis combien de temps suis-je tombée dans cette faille sombre qui pue ? Je fronce le nez, l’odeur est intolérable. Ca sent la bête crevée. Le relent putride est si puissant qu’une nausée monte dans ma gorge. Mon pied est douloureux, il a doublé de volume. Des élancements martèlent ma tête, un peu de sang colle mes cheveux mais je ne saigne plus. Mes bras et mes mains sont écorchées, ça brûle. Mes yeux scrutent en vain l’espace qui m’entoure, mais tout est noir. Pourtant, je sens un air frais descendre jusqu’à moi. Le goulet dans lequel je suis tombée fait un coude. Je me traine malgré la blessure de mon pied jusqu’à l’évasement qui continue en cheminée vers le sol où tout à l’heure les hommes ont marché. Ils n’ont pas vu la faille dissimulée entre les hautes herbes, près du ruisseau. Je parviens à distinguer la tache plus claire que fait le ciel traversé par les nuages qui filent. Un éclair confirme la hauteur de ma chute, au moins six mètres…
Je suis épuisée, je pleure. Je m’allonge sur un lit de roches acérées qui m’égratignent. Où est tombé mon sac ? Je l’avais à la main quand mon pied à déraper dans l’herbe mouillée… Puis ça a été la chute… sans fin. Je tâte autour de moi. Si je le récupère, j’ai une lampe torche dedans. Mes doigts partent à sa recherche, balayant le sol rugueux. Je me retourne péniblement de l’autre côté. Oui ! Enfin le Nylon du sac ! Non ce n’est qu’un morceau de tissu rêche et mouillé. Mes doigts touchent autre chose. Raides, gonflés un peu mou. Un cri d’horreur s’échappe de ma gorge : d’autres doigts, une main ! Une main glacée ! Bon il fait tellement froid ici. C’est peut être un sauveteur qui a chuté lui aussi. Il ne doit être que blessé, on va s’en sortir tous les deux. Eh oh, réveillez vous. Vous m’entendez ? Eh oh, monsieur ! Allez réveillez vous !! Il reste immobile, ne répond pas. Je me rapproche et la douleur enflamme mon pied. Ma cheville a du encore augmenter de volume. Je rampe comme je peux jusqu’à lui. Je le devine dans l’obscurité. Il ne bouge pas. Il doit être KO. Je lui attrape la main pour le secouer le ranimer. La puanteur est si forte que je manque de m’évanouir. Je tire sur la main et hurle de terreur. Entre mes doigts des débris de chair putréfiée restent collés. Je hurle sans m’en rendre vraiment compte et j’essuie comme je peux ma main sur la veste du cadavre pour me débarrasser de cette purée de chair humaine. Heureusement que je ne vois rien. Mon imagination prend le pas sur ma vue. J’imagine cette main fermée détachée du bras qui ne tient que par un lambeau de peau qui ressemble à du cuir durci. Elle a été tranchée !
Je pleure convulsivement, désespérée. Je m’allonge à nouveau et m’enfonce dans un cauchemar, à la limite de la crise de nerfs. J’essaie de crier. Aucun son ne sort de ma gorge. Ai-je vraiment hurlé tout à l’heure ? Ma tête touche quelque chose de mou. Je me relève aussitôt, au bord de la nausée. Oh non non ! Je me suis couchée sur le ventre d’un cadavre. C’est mon sac !!! Une jubilation hystérique me prend. J’attrape le sac avec fébrilité et cherche dans l’obscurité la petit poche de devant fermée par un Velcro. La torche est là !! Satanée lumière ! Allume-toi ! Je tâte du doigt, l’ampoule est cassée. Je fouille dans une autre poche à la recherche de mon briquet. Je n’ose pas l’allumer de peur de voir la forme qui git là, près de moi. De toute façon, vous ne me servirez à rien....Je l’allume pour regarder vite fait ce que contient mon sac : biscuits, chocolat, barres de céréales. Pendant combien de temps puis-je tenir ? Je me rationne. Je grignote une demi-barre aux fruits secs et la mâche lentement. Dans le silence de mon trou, j’entends la source qui coule de plus en plus fort. Là-haut, il doit pleuvoir à verse. Les sauveteurs ont cessé leurs recherches pour s’abriter. Je vais devoir attendre…
J’ai froid.
Je déplie ma couverture de survie. Heureusement je ne m’en sépare jamais, un vieux réflexe de randonneur. Je m’enroule dedans et m’appuie contre la paroi rugueuse qui suinte et me glace les os. Ma cheville me fait si mal que je n’ose plus le toucher. L’odeur stagnante se soulève de temps en temps avec l’air qui s’engouffre dans la cheminée de roc. La nausée est trop forte. Je vomis de dégoût. J’ai beau plonger mon nez dans mon col roulé, même mon corps sent mauvais. Je transpire la sueur de la peau et l’odeur de la mort qui me guette déjà peut être. Aux effluves du cadavre en décomposition s’ajoute celui des aliments fermentés de mon estomac. C’est acide, aigre et insoutenable. Je crache par terre pour ne plus avoir ce dégoût écœurant dans la bouche. J’avale un trait d’eau de ma gourde. Elle est tiède et fade. La lumière du briquet jaillit et éclaire ma montre. Trois heures… ! Presque treize heures que j’ai quitté le gîte après la dispute avec les autres. Dispute idiote ! Ils avaient raison ! Il ne fallait pas prendre ce chemin…
Je m’assoupis.
Dormir et oublier un peu l’odeur, la douleur, le désespoir. Combien de temps ai-je dormi ? Deux heures… Trois peut être… J’allume mon briquet. Sept heures ! Oui ! Les secours vont reprendre les recherches. La source s’est calmée. Je colle ma bouche contre un petit creux de la paroi, là où le filet d’eau a dessiné un bol. Je bois avec avidité cette eau fraiche, presque glacée. Hummm ça fait du bien ! Il ne fait pas jour dans mon habitacle de roche. Il règne juste une pénombre glauque qui me restitue la forme du corps non loin de moi. Dans mon sac, je prélève un biscuit et un carré de chocolat. Je les suce plus que je ne les mange pour faire durer le plaisir et j’aspire à nouveau l’eau de la source. J’essaie de suivre le long boyau de terre et de rochers par lequel j’ai été littéralement aspirée. Aucune chance de remonter par là. Toi aussi tu t’en es rendu compte hein ? Qui tu es ? Comment tu as atterri là ?
Bravant la puanteur et la douleur, je rampe lentement vers la forme et touche un pied. Mais qu’est-ce que je fabrique ? Je me fous de qui tu es… Tu es mort !! Je frissonne. Le briquet balaie de sa faible lumière une jambe brisée à angle droit. Tu as l’air ridicule. On dirait un pantin désarticulé dont personne ne voudrait. Je remonte la flamme sur le corps, une autre main, décharnée, crispée sur une grosse pierre ; posée sur une autre plate. Tu as essayé d’attirer l’attention, c’est ça ?
J’ai peur.
Si on ne t’a pas entendu, qui va m’entendre moi ? La flamme danse et hésite. C’est une chemise d’homme, elle est ensanglantée et noire. Au niveau de la poitrine, le sang a formé une croute purulente. Je faiblis et éteins mon briquet. Combien de combustible me reste-t-il ? Je le secoue et il me renvoie un bruit rassurant. J’attends encore un peu, guettant dans ma cathédrale de silence le bruit des pas ou la voix des sauveteurs qui, passeront par là. Mais je n’entends que le clapotis de la source qui a repris son rythme. La pluie a recommencé. Je rallume mon briquet. La flamme grandit sur les parois et dessine des ombres mouvantes presque rassurantes. Je ne me sens plus aussi seule. Je frôle la veste de tissu humide, un léger moisi la recouvre. La lumière longe le bras dont la main se crispe sur la grosse pierre, et arrive jusqu’au cou. Mon sang se glace.
Son cou se soulève, régulièrement, comme le battement d’un pouls. Je suis hypnotisée par cette pulsation continue. Un espoir insensé me submerge. Tu es vivant !! La peau de son cou bouge toujours et je m’y accroche comme à un espoir de sursis. Et puis, tout éclate !… des centaines de petits vers ont rongé l’intérieur des chairs et font surface comme pour respirer et se libérer de cette puanteur infernale qui se répand de nouveau. Je hurle de peur et de dégoût. Le briquet remonte encore, et devant moi, un visage pétrifié, saisi par la peur, la douleur et le désespoir, se matérialise dans la faible lumière vacillante. La bouche a un rictus de colère, d’autres asticots s’en échappent, le nez n’est plus qu’un os rongé et j’arête de respirer devant l’horrible spectacle qui s’offre à moi.
Dans ce masque grotesque, un œil me fixe.
Il est là, globuleux, vitreux, exorbité, comme frappé par la stupeur… Mais il me regarde et m’implore. Il est presque vivant. Il baigne dans un liquide immonde, mais il est entier et rond, comme une grosse bille d’agate usée par ses roulements sur le goudron de la cour des écoles. J’ai si peur que je lâche mon briquet. Il s’éteint. Je ne le vois plus. Je le cherche frénétiquement appuyant sur les membres du cadavre grouillant de vermine. Chaque contact avec la chair molle et liquéfiée me provoque des nausées. Tiens bon. Ta vie dépend de cette flamme. Enfin !! Il a glissé contre la cuisse du mort et j’avance mes doigts dans l’obscurité pour saisir le petit tube rigide. Je le sers convulsivement. La flamme ressurgit et, malgré moi, mes yeux vont à la rencontre de l’œil ouvert qui fixe un endroit précis de la grotte. Je me retourne et cherche ce que l’homme ne quittait pas du regard depuis sa chute. Mes yeux rencontrent le goulet de la cheminée… le chemin des secours qu’ils arrivaient. Tu n’as pas cessé d’épier ce passage. Il t’aurait apporté la délivrance. Je m’enfonce dans un véritable cauchemar. Cet œil me fixe comme l’œil de Caïn. Il a l’air de m’accuser.
Je m’interroge.
Qui es-tu ? Es-tu tombé tout seul ? Rien !! Hormis ce bout de papier jauni visiblement déchiré en deux que j’ai trouvé dans ses poches. 74 E… et 316… Rien ! Tu ne veux rien me dire ? Même mort ? C’est quoi ce papier ? Je tourne pendant des heures autour de lui en quête d’indice sur son identité, sur ce qu’il fait là. De ses vêtements à ses affaires, je farfouille. L’œil globuleux s’obstine toujours vers la cheminé. Il bouge, mais je n’ai plus peur. Je cherche même avec amusement les petits asticots qui le ballottent. Certains grouillent autour de la paupière et forment une chaine mouvante avec ceux qui ont éclaté dans le nez. La flamme de mon briquet faiblit. Elle danse et descend le long du bras. Au bout, retenue par un lambeau de peau durcie… la main tranchée, crispée, qui dissimule quelque chose entre les doigts gonflés et bleuis. J’ai toutes les peines du monde à les desserrer. Je devine un petit objet dur et brillant. Je force les doigts, qui craquent sinistrement, et libèrent une petite clé. Je la prends et la présente devant le briquet… SNCF GENOBLE… La clé d’une consigne… Je repense au cambriolage à Grenoble, il y a plusieurs mois de cela. Je commence à assembler des pièces du puzzle. Ce n’est pas 74 E et 316 mais 74813 le numéro de la consigne à tous les coups. C’est là que tu as planqué le magot, hein ?
Je réfléchis.
Avec ta jambe cassée, tu ne pouvais pas bouger… Tu as essayé de grimper à la roche mais cette grosse pierre s’est abattue sur ta tempe avec une telle violence que ton œil s’est énucléée. Tu as été projeté au sol la main encore accrochée à la paroi dans un geste de survie et elle est partiellement arrachée de ton poignée. Il ne te restait plus qu’à attendre les secours. Mais tu t’es vidé de ton sang par ton poignet tranché à vif. Tu t’es affaibli, mais tu es resté vaillant, tapant sur ta pierre encore et encore. Guettant de ton œil toujours ouvert, le goulet par lequel arriveraient les sauveteurs. Tu as résisté combien de temps au sommeil ? Il ne fallait pas que tu dormes… Surtout, garder un œil ouvert… un œil ouvert… un œil ouvert….
Je rêve.
C’est moi, maintenant, qui possède la clé et le code. Riche ! Je vais être riche !
Je fais mille projets, tous plus audacieux les uns que les autres. Je mange avec parcimonie mes dernières provisions. Je bois l’eau fraiche de la source, mais j’ai sommeil… très sommeil… si sommeil…
Pourtant, je ne dois pas dormir, je dois veiller pour signaler ma présence quand les secours se manifesteront. Ma main crispée sur le petit roc englué de l’œil racorni du cadavre se soulève de plus en plus lentement. A mon tour, je tape sur la pierre plate pour lancer mon SOS.
Mais le sommeil et la faiblesse me gagnent.
Surtout ne pas dormir.
Et toujours garder un œil ouvert… un œil ouvert… un œil ouvert…


Elodiève BAUDON-GUYOU – Octobre 2007

 

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