Nuage vu par Pascal


Toujours inspiré par une nouvelle que j'ai créée il y a des années et que vous pouvez trouver en cliquant
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Eric Toulouze

 

 

 

Elodiève Baudon-Guyou

Le rituel


Le rituel commença une heure après le coucher du soleil. Le cercle avait été préparé longtemps à l’avance, circonférence parfaite de neuf pas, gagnée sur les arbres et les jeunes plants. Le sol avait été saupoudré de terre consacrée. De sombres et énigmatiques nuées virevoltaient devant la lune blafarde. Treize personnages encapuchonnés, tout de noir vêtus, se tenaient à l’abri de l’enceinte magique. Dans les bois alentour, un hibou se mit à crier sa détresse – ou ses encouragements. Puis le gong résonna, réduisant hommes et bêtes au silence. Durant un instant, on n’entendit plus que la plainte arrachée par le vent aux jeunes feuilles printanières. Dans une fosse creusée sur la gauche du cercle, le feu commençait déjà à prendre. Bientôt ses flammes s’élèveraient dans le ciel à l’appel de la briser murmurante. Ou sous la poussée d’autres forces.
C’était la veille de la lune rousse, le sabbat de l’invention de la sainte Croix. En cette nuit de grande montée des sèves, célébration et sacrifice seraient consommés pour la fécondité des moissons et la vigueur des hommes.
Deux femmes en chasuble rouge, le capuchon relevé, pénétrèrent dans le cercle. Sur leur visage découvert, d’une pâleur extrême, leurs lèvres faisaient comme une plaie écarlate. On eût dit deux vampires venant d’assouvir leur soif. L’un d’entre elles, obéissant aux instructions détaillées qu’elle avait reçues, se dévêtit de sa chasuble et offrit un instant son corps à la lumière de douze cierges noirs, avant de s’allonger sur une dosse surélevée de bois poli. Elle serait leur autel de chair vive, la vierge sur laquelle ils rendraient leur culte. Qu’en tant que prostituée elle fût loin d’être pure chagrinait bien certain. Mais la plupart se réjouissaient simplement de ses formes généreuses et de la rondeur avenante de ses cuisses. La face invisible sous le masque du bouc de Mendès, le grand prêtre entonna des psalmodies en latin corrompu. Quand il eut achevé son récitatif, il leva les bras en direction du pentacle inversé, dressé au dessus de l’autel. On sonna la cloche pour purifier l’air.
A l’abri des buissons, une fillette observait toute la scène, les yeux écarquillés par la curiosité. Une odeur de brûlé émanait de la fosse d’où les flammes envoyaient des étincelles, haut dans le ciel. Des formes insolites avaient été sculptées dans les troncs environnants. La fillette commença à se demander ce qu’était devenu son père. Elle s’était cachée dans sa voiture, gloussant à l’idée de la farce qu’elle était en train de lui jouer. Et lorsqu’elle l’avait suivi dans les bois, elle n’avait pas eu peur du noir. A aucun instant. Puis elle s’était dissimulée dans les buissons, en attendant le moment opportun pour bondir hors de sa cachette et se précipiter dans ses bras. Cependant il avait revêtu un long manteau noir, comme les autres, et maintenant elle ne savait plus lequel d’entre eux était son papa. Quoique la femme nue l’eût embarrassée et fascinée, il lui semblait désormais que ce à quoi se livraient les adultes ne ressemblait plus du tout à un jeu. Elle sentit son cœur battre la chamade lorsqu’elle entendit l’homme masqué reprendre ses incantations.
- Nous invoquons Amon, le dieu de la Vie et de la Reproduction. Nous invoquons Pan, dieu de la Luxure.
Nom et titre de chaque divinité étaient repris en chœur par l’assistance – et le liste était longue. Les officiants se balançaient à présent en cadence, un fredonnement bas et continu s’élevant peu à peu de leur groupe tandis que le grand prêtre buvait à un calice d’argent. Une fois qu’il eu vidé la coupe, il l’abandonna entre les seins nus de l’autel. Puis il se saisit d’une épée qu’il pointa en direction du sud, de l’est, du nord et de l’ouest en psalmodiant les noms des quatre princes de l’enfer.
- Satan, seigneur du feu, Lucifer, messager de lumière, Bélial, qui n’a pas de maître, Léviathan, serpent des profondeurs.
Sous le couvert des buissons, la fillette fut transie d’effroi.
- Ave, Satan.
- Je t’invoque, Maître, prince des Ténèbres, roi de la nuit : ouvre les Portes de l’Enfer pour écouter notre requête.
Le grand prêtre avait vociféré cette prière sur un ton comminatoire, et, tandis que sa voix se perdait en échos dans la nuit, il brandit un parchemin, que les flammes voraces irriguèrent d’une clarté sanglante.
- Que nos moissons soient fertiles et nos troupeaux abondants. Défais nos ennemis, apporte maladie et souffrance à ceux qui voudraient nous nuire. Nous, tes fidèles, te demandons félicité et jouissance.
Il imposa une main sur la poitrine de l’autel.
- Ce que nous désirons, nous le prenons en ton nom, seigneur des mouches. En ton nom, nous disons : mort aux faibles, longue vie aux puissants. Nos verges croissent avec vigueur, notre sève bout. Puissent nos femmes brûler de désir pour nous et nous rendre d’ardents honneurs.
Glissant sa main entre les seins de l’autel, il la fit descendre entre les cuisses de la prostituée qui, bien disciplinée, se mit à remuer en gémissant sous la caresse. Poursuivant sa litanie, el grand prêtre piqua le parchemin à la pointe de l’épée et le tint au dessus de la flamme d’un des cierges noirs jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une bouffée de suie nauséabonde. Le chant de l’assemblée enfla alors dans son dos. A un signal convenu, deux des membres de l’assistance tirèrent un jeune bouc à l’intérieur du cercle. La bête roulait des yeux effrayés. Le cercle des douze officiants la consacra par des incantations à la limite du hurlement. Le couteau rituel fut dégainé ; le fil fraichement affûté brilla sous l’éclat de la lune ascendante.
Quand la petite fille vit la lame entailler la gorge blanche du bouc, elle voulut crier, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle voulut s’enfuir, mais ses pieds semblaient avoir pris racine dans le sol. Elle se couvrit alors la face de ses mains et fondit en larmes, suppliant silencieusement son père de venir la secourir. Quand elle releva enfin les yeux, le sol était inondé de sang. Des gouttelettes en débordaient encore d’une coupelle d’argent. Les voix des hommes envahirent ses oreilles d’un murmure grondant lorsqu’elle les vit jeter la carcasse décapitée du bouc dans la fosse embrasée. Un relent écœurant de chair rôtie se mit aussitôt à planer au-dessus de l’assemblée. Avec un cri de prédateur nocturne, l’homme au masque de bouc déchira alors sa chasuble, mettant à nu sa chair blanche, toute luisante de sueur dans la fraîcheur de la nuit. Sur sa poitrine étincelait une amulette d’argent gravée d’antiques symboles occultes.
Il enjamba l’autel et s’enfonça d’une rude poussée entre les cuisses d’une des filles. Puis, poussant un ululement de bête, un autre homme se jeta sur la seconde femme et roula avec elle sur le sol, tandis que les autres officiants déchiraient à leur tous leur chasuble pour se mettre à danser nus autour du feu.
La petite fille vit alors, son propre père, plonger lui-même les mains dans le sang sacrificiel et se mettre à gesticuler avec les autres dans la ronde, le liquide écarlate lui dégoulinant des doigts…
Eiline s’éveilla en hurlant.
Le souffle court, les membres en sueurs, elle se recroquevilla en frissonnant sous la couverture. D’une main tremblante, elle chercha à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet. Son éclat lui paraissant encore trop faible, elle se leva pour allumer les autres ampoules de la petite chambre, qui bientôt fut inondée de clarté. Une trainée de sang sombre la suivait à la trace. Elle porta sa main à son ventre, alors qu’une vive douleur la déchirait. Les yeux hagards, elle sentit son pouls ralentir au rythme du flot de la vie qui s’écoulait de ses entrailles. Elle s’effondra comme une poupée de chiffon… les vagissements du nouveau né emplirent la pièce abandonnée.


Elodiève BAUDON-GUYOU – Mars 2008

 

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