Elodiève
Baudon-Guyou
Le rituel
Le rituel commença une heure après le coucher du soleil.
Le cercle avait été préparé longtemps à
l’avance, circonférence parfaite de neuf pas, gagnée
sur les arbres et les jeunes plants. Le sol avait été
saupoudré de terre consacrée. De sombres et énigmatiques
nuées virevoltaient devant la lune blafarde. Treize personnages
encapuchonnés, tout de noir vêtus, se tenaient à
l’abri de l’enceinte magique. Dans les bois alentour, un
hibou se mit à crier sa détresse – ou ses encouragements.
Puis le gong résonna, réduisant hommes et bêtes
au silence. Durant un instant, on n’entendit plus que la plainte
arrachée par le vent aux jeunes feuilles printanières.
Dans une fosse creusée sur la gauche du cercle, le feu commençait
déjà à prendre. Bientôt ses flammes s’élèveraient
dans le ciel à l’appel de la briser murmurante. Ou sous
la poussée d’autres forces.
C’était la veille de la lune rousse, le sabbat de l’invention
de la sainte Croix. En cette nuit de grande montée des sèves,
célébration et sacrifice seraient consommés pour
la fécondité des moissons et la vigueur des hommes.
Deux femmes en chasuble rouge, le capuchon relevé, pénétrèrent
dans le cercle. Sur leur visage découvert, d’une pâleur
extrême, leurs lèvres faisaient comme une plaie écarlate.
On eût dit deux vampires venant d’assouvir leur soif. L’un
d’entre elles, obéissant aux instructions détaillées
qu’elle avait reçues, se dévêtit de sa chasuble
et offrit un instant son corps à la lumière de douze cierges
noirs, avant de s’allonger sur une dosse surélevée
de bois poli. Elle serait leur autel de chair vive, la vierge sur laquelle
ils rendraient leur culte. Qu’en tant que prostituée elle
fût loin d’être pure chagrinait bien certain. Mais
la plupart se réjouissaient simplement de ses formes généreuses
et de la rondeur avenante de ses cuisses. La face invisible sous le
masque du bouc de Mendès, le grand prêtre entonna des psalmodies
en latin corrompu. Quand il eut achevé son récitatif,
il leva les bras en direction du pentacle inversé, dressé
au dessus de l’autel. On sonna la cloche pour purifier l’air.
A l’abri des buissons, une fillette observait toute la scène,
les yeux écarquillés par la curiosité. Une odeur
de brûlé émanait de la fosse d’où les
flammes envoyaient des étincelles, haut dans le ciel. Des formes
insolites avaient été sculptées dans les troncs
environnants. La fillette commença à se demander ce qu’était
devenu son père. Elle s’était cachée dans
sa voiture, gloussant à l’idée de la farce qu’elle
était en train de lui jouer. Et lorsqu’elle l’avait
suivi dans les bois, elle n’avait pas eu peur du noir. A aucun
instant. Puis elle s’était dissimulée dans les buissons,
en attendant le moment opportun pour bondir hors de sa cachette et se
précipiter dans ses bras. Cependant il avait revêtu un
long manteau noir, comme les autres, et maintenant elle ne savait plus
lequel d’entre eux était son papa. Quoique la femme nue
l’eût embarrassée et fascinée, il lui semblait
désormais que ce à quoi se livraient les adultes ne ressemblait
plus du tout à un jeu. Elle sentit son cœur battre la chamade
lorsqu’elle entendit l’homme masqué reprendre ses
incantations.
- Nous invoquons Amon, le dieu de la Vie et de la Reproduction. Nous
invoquons Pan, dieu de la Luxure.
Nom et titre de chaque divinité étaient repris en chœur
par l’assistance – et le liste était longue. Les
officiants se balançaient à présent en cadence,
un fredonnement bas et continu s’élevant peu à peu
de leur groupe tandis que le grand prêtre buvait à un calice
d’argent. Une fois qu’il eu vidé la coupe, il l’abandonna
entre les seins nus de l’autel. Puis il se saisit d’une
épée qu’il pointa en direction du sud, de l’est,
du nord et de l’ouest en psalmodiant les noms des quatre princes
de l’enfer.
- Satan, seigneur du feu, Lucifer, messager de lumière, Bélial,
qui n’a pas de maître, Léviathan, serpent des profondeurs.
Sous le couvert des buissons, la fillette fut transie d’effroi.
- Ave, Satan.
- Je t’invoque, Maître, prince des Ténèbres,
roi de la nuit : ouvre les Portes de l’Enfer pour écouter
notre requête.
Le grand prêtre avait vociféré cette prière
sur un ton comminatoire, et, tandis que sa voix se perdait en échos
dans la nuit, il brandit un parchemin, que les flammes voraces irriguèrent
d’une clarté sanglante.
- Que nos moissons soient fertiles et nos troupeaux abondants. Défais
nos ennemis, apporte maladie et souffrance à ceux qui voudraient
nous nuire. Nous, tes fidèles, te demandons félicité
et jouissance.
Il imposa une main sur la poitrine de l’autel.
- Ce que nous désirons, nous le prenons en ton nom, seigneur
des mouches. En ton nom, nous disons : mort aux faibles, longue vie
aux puissants. Nos verges croissent avec vigueur, notre sève
bout. Puissent nos femmes brûler de désir pour nous et
nous rendre d’ardents honneurs.
Glissant sa main entre les seins de l’autel, il la fit descendre
entre les cuisses de la prostituée qui, bien disciplinée,
se mit à remuer en gémissant sous la caresse. Poursuivant
sa litanie, el grand prêtre piqua le parchemin à la pointe
de l’épée et le tint au dessus de la flamme d’un
des cierges noirs jusqu’à ce qu’il n’en reste
plus qu’une bouffée de suie nauséabonde. Le chant
de l’assemblée enfla alors dans son dos. A un signal convenu,
deux des membres de l’assistance tirèrent un jeune bouc
à l’intérieur du cercle. La bête roulait des
yeux effrayés. Le cercle des douze officiants la consacra par
des incantations à la limite du hurlement. Le couteau rituel
fut dégainé ; le fil fraichement affûté brilla
sous l’éclat de la lune ascendante.
Quand la petite fille vit la lame entailler la gorge blanche du bouc,
elle voulut crier, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle
voulut s’enfuir, mais ses pieds semblaient avoir pris racine dans
le sol. Elle se couvrit alors la face de ses mains et fondit en larmes,
suppliant silencieusement son père de venir la secourir. Quand
elle releva enfin les yeux, le sol était inondé de sang.
Des gouttelettes en débordaient encore d’une coupelle d’argent.
Les voix des hommes envahirent ses oreilles d’un murmure grondant
lorsqu’elle les vit jeter la carcasse décapitée
du bouc dans la fosse embrasée. Un relent écœurant
de chair rôtie se mit aussitôt à planer au-dessus
de l’assemblée. Avec un cri de prédateur nocturne,
l’homme au masque de bouc déchira alors sa chasuble, mettant
à nu sa chair blanche, toute luisante de sueur dans la fraîcheur
de la nuit. Sur sa poitrine étincelait une amulette d’argent
gravée d’antiques symboles occultes.
Il enjamba l’autel et s’enfonça d’une rude
poussée entre les cuisses d’une des filles. Puis, poussant
un ululement de bête, un autre homme se jeta sur la seconde femme
et roula avec elle sur le sol, tandis que les autres officiants déchiraient
à leur tous leur chasuble pour se mettre à danser nus
autour du feu.
La petite fille vit alors, son propre père, plonger lui-même
les mains dans le sang sacrificiel et se mettre à gesticuler
avec les autres dans la ronde, le liquide écarlate lui dégoulinant
des doigts…
Eiline s’éveilla en hurlant.
Le souffle court, les membres en sueurs, elle se recroquevilla en frissonnant
sous la couverture. D’une main tremblante, elle chercha à
tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet. Son éclat
lui paraissant encore trop faible, elle se leva pour allumer les autres
ampoules de la petite chambre, qui bientôt fut inondée
de clarté. Une trainée de sang sombre la suivait à
la trace. Elle porta sa main à son ventre, alors qu’une
vive douleur la déchirait. Les yeux hagards, elle sentit son
pouls ralentir au rythme du flot de la vie qui s’écoulait
de ses entrailles. Elle s’effondra comme une poupée de
chiffon… les vagissements du nouveau né emplirent la pièce
abandonnée.
Elodiève BAUDON-GUYOU – Mars 2008