Elodiève
Baudon-Guyou
Monologus Mortis
(1)
Je voudrais respirer un peu là…
Résumons-nous : nous sommes dans la panade et je pédale
dans la choucroute… je te trimbale, tu es un rie poids mort, tu
devrais être d’accord : tout ça c’est de ta
faute. Tu ne m’a rien demandé, je sais, mais je suis une
intuitive, impulsive. Ce sont les spécialistes qui l’ont
dit. C’est idiot, je me suis prise d’amitié pour
toi, il faut dire que tu m’es littéralement tombé
dessus. Il fallait bien que je te sorte de la situation dans laquelle
tu t’es fourré. Je ne pouvais pas te laisser là
sans rien faire. Ton côté silencieux a du charme. Mais
je te trouve un peu ingrat.
Tu verrais comme c’est beau : ce panorama sur la Seine à
nos pieds. Les clochers, les maisons de poupées sous les étoiles.
Ouf ça me remet de mes émotions. Je suis hors d’haleine.
J’ai les jambes coupées.
Au moins tu ne me demandes pas de me taire. Même si je parle tout
le temps, ce n’est pas peu de le dire. J’ai toujours trop
parlé, même avant de savoir. Quand elle pouvait encore
parler, ma mère disait toujours : « Chloé, tu parles
trop, Chloé tais toi, vas-tu la fermer Chloé ! ».
Elle a pourtant bien réussi à trouver un moyen d’avoir
le silence : elle m’asseyait devant la télévision.
Dés qu’elle mettait un film, un film précis, je
me taisais. Incroyable non ? Si je me remettais à parler, elle
changeait de film jusqu’à trouver celui qui me faisait
taire. Alors, elle passait la vidéo en boucle et moi je la bouclais.
Une des premières fut Peter Pan. Comme j’ai pu me taire
! Jusqu’à ce que je me lasse… Mon préféré,
c’était avec une grenouille qui chante toujours au moment
où il ne faut pas. Un prolo la découvre. Il se dit que
sa fortune est faite. Mais dés qu’il la montre, par exemple
à un directeur de théâtre, elle reste inerte, silence
radio. Alors il se ruine, irrémédiablement : il loue une
salle, on le voit la décorer pendant que la grenouille fait un
délire de chorégraphie. Le soir où trois spectateurs
viennent la voir, plus rien. Pour finir on voit le prolo devenu clodo,
crevant de faim sur un banc et la grenouille lui fait un show à
la Chantons sous la pluie. Je l’ai adoré celui-là.
Mais j’ai fini par parler avec la grenouille. Je lui ai demandé
pourquoi elle lui faisait ça, et elle me répondait : «
Parce que je le peux ».
Par la suite je suis restée muette devant des trucs pour les
grands, maman faisait des expériences, le record toutes catégories
étant la Soif du Mal. Je ne prétends pas que je les comprenais,
mais quelle fascination ! Imagine une petite fille assise sans dire
un mot, yeux grands ouverts, alors que le reste du temps elle saoule
le monde entier. J’ajoute que maman n’a pas trouvé
ça tout de suite, c’est venu par miracle, une fois où
elle a voulu me tuer. Oui elle a voulu ça. Mais je la comprends.
Ne va pas le dire à mon père. C’est entre elle et
moi. D’ailleurs elle n’est plus là pour se défendre
alors à quoi ça sert ? Je me demande si elle est en enfer.
Tu crois qu’elle est en enfer ?
(2)
Et toi, tu te crois où ? Tu m’as fait vieillir de dix ans
avec les cris, le coup de feu, j’ai entendu la fenêtre se
briser et je t’ai vu tomber du deuxième étage dans
al cour, suivi par une pluie de bouts de verre. J’étais
immobile dans l’obscurité. Ta femme et son amant ont regardé
le tableau de là-haut. « Merde, merde, merde ! »
qu’elle répétait moitié hystérique.
Il l’a prise dans ses bras et l’a bercée comme ma
mère ne l’a jamais fait avec moi. D’une voix grave
et sure il lui disait « Là où il est, il ne peut
pas aller bien loin. On se calme ma belle, on va reprendre nos esprits
et on avisera. Allez, viens. »
Alors je me suis approchée de toi. Je t’ai caressé
le visage, je t’ai secoué les épaules en disant
« Monsieur, il faut partir » mais je crois que tu n’étais
plus vraiment en état d’écouter ou de me demander
d’appeler les flics. Je leur aurais dit quoi « Bonjour je
suis la voisine du dessous et regardez ce qui est tombé dans
mon jardin ». Tu n’avais pas de papier, pas de portefeuille,
juste un pistolet entre les doigts, quel film ! J’ai glissé
le pistolet dans la poche de mon jean. J’ai fermé mon blouson
et puis sans réfléchir, surtout étonnée
par une force que je ne me connaissais pas, je t’ai pris sur mon
dos et je t’ai embarqué. A cinq cents mètres il
y a l’hôpital. J’ai pris la direction opposé,
tu m’as collé du sang partout. Je n’aime pas vraiment
ton eau de toilette.
Tu sais, j’ai passé l’école du Scotch sur
la bouche. Je ne laissais personne en placer une. Comme ils m’ont
tapée dessus. C’était le deal : je parlais, ils
cognaient. C’était notre équilibre. Quand je suis
passée au collège, leur soupir de soulagement a rejoint
celui de mes instituteurs, enfin débarrassés de moi. En
plus ils n’ont jamais réussi à m’apprendre
à lire. Je n’ai jamais compris comment on fait. Qu’est-ce
que c’est que ces chiures de mouche en rang d’oignons ?
En plus ce qui est écrit, c’est immobile, au moins la parole
ça remue, c’est vivant, ça meurt si nécessaire
et c’est ça la nature. Je n’ai jamais vraiment eu
d’amis, tu penses. Tu es le premier qui me suit quelque part.
Enfin, c’est moi qui te trimballe. Mais ça vaut le coup.
Tu as remarqué comme j’ai peiné pour monter cette
foutue côté ! Mes mollets ne méritaient pas ça.
Mais je suis contente d’être arrivée ici. Nous aurons
la paix. Cette nuit est propice à la réflexion. Tu ne
vois pas d’objection à ce que je réfléchisse
tout haut ? Tu n’as pas le choix. Pas plus que lire, je ne peux
réfléchir dans ma tête. Il y a trop de choses qui
s’y bousculent. Je t’explique, si je parle, c’est
que je peux maitriser mieux ce qui sort de ma tête par la parole.
Ce que je dis tout haut, je l’observe – c’est pour
cela que je cligne tout le temps des yeux. Dedans c’est le fouillis.
Dehors, c’est un peu comme manipuler des tubes à essai.
Dedans, c’est un bouillon.
(3)
Donc je t’ai trouvé par hasard. Tes préoccupations
n’étaient sans doute pas orientées vers notre rencontre.
Mais j’ai tout de suite senti que c’était toi que
je devais rencontrer. Je l’ai su, voilà tout. Ce qui nous
arrive, tant pis si tu le sais déjà, je vais tout te raconter
parce que j’ai besoin de faire le point. Tu prendras le temps
d’écouter sagement. De toute façon, j’ai deux
secondes pour souffler. Ce n’est pas ad vitam eternam… mais
ça y ressemble. Il fait chaud. Je me découvre. Tu n’as
qu’à en faire autant. Tu aimes cette vue ? C’est
un endroit unique, là où nous sommes. Mon père
m’y emmenait les 14 juillet. On s’asseyait sur les tombes
et on regardait le feu d’artifice. Regarde : c’est un cimetière,
ce sont des collègues à toi. A cette heure-ci de la nuit,
ils s’ennuient ferme. Tu peux aller faire connaissance avec tes
amis horizontaux si tu veux. Je surveille, ne t’inquiète
pas pour moi. S’ils nous trouvent je le saurais tout de suite.
Et puis j’ai la vue pour moi. Tout ce que tu veux c’est
ma compagnie mais pas trop de bavardages… Est-ce que tu étais
causant avant ? Tu le sais je n’ai pas de pote dans la vie –
je ne vais tout de même pas prétendre que mes amis dans
la télévision sont de véritables amis, même
s’ils discutent avec moi ! Tu saisis la différence, n’est-ce
pas ?
Toi, tu es sympa.
Tu n’as pas trop chaud ? Tu permets que je t’aide à
retirer ton blouson, et ta chemise aussi. Oui, je sais les manches ce
n’est pas évident, mais situ y mettais du tien ! Ah mais
bon sang ! … Tu es un abruti ou quoi ? Tu m’énerves,
merde ! Je ne suis pas ta servante ! Je ne t’ai rien demandé.
Mais merde, laisse toi faire ! Tu ne vois pas que je m’énerve
? Je n’ai pas demandé à te rencontrer moi. Tu m’es
tombé dessus ! A cause de toi, je vais perdre mon logement, et
je vais même peut être mourir ! Alors arrête ça
d’accord ou je t’éclate sévère ! Regarde,
regarderegarderegarde ! Ca c’est ton flingue, et je te le mets
sous le nez. Si je veux, je t’explose !
Je blaguais. Je n’étais pas en colère, tu vois,
je me calme. Voilà, on y arrive. Il n’y a plus de chemine.
Mais vraiment c’est collant le sang. Voilà, tu ne te sens
pas mieux torse nu ? Comme il fait bon ! Quelle belle nuit ! On donnera
ton nom à une étoile filante, ça porte bonheur.
Au fait, ton nom ? Je vais t’appeler Léon, à cause
d’un film. Je vais éviter de te le raconter, j’en
aurais pour une heure, mais je l’ai vu trois milliards de fois.
Et c’est comme ça que je vais t’appeler, Léon.
Tu veux bien ? Moi Chloé, toi Léon. Chloé/Léon
ça va bien ensemble. Où j’en étais ? Ah oui,
tu as vu toutes ces étoiles, ce n’est pas croyable, c’est
inimaginable le nombre qu’il y a. On dirait que le ciel est un
écran de télé tout bombé et qu’on
est sur l’amorce d’une cassette vidéo. C’est
beau. C’est noir et tacheté de blanc, pareil. Tu as l’air
d’avoir froid. Tu es bizarre : il fait vraiment très bon.
D’accord, je te serre contre mois. Mais tu changes d’eau
de toilette à l’avenir. Tu as fait du sport, ou de la musculation
? Ce n’est pas exagéré. Tu es drôlement bien
fichu. Je suis vraiment émue d’avoir trouvé un bon
copain, il faut que je t’embrasse. Je n’avais jamais embrassé
personne. Jamais sur la bouche. Ca me donne vaguement le vertige. J’ai
l’impression d’avoir faim. Pour un peu je recommencerais.
(4)
Où en étais-je ? Ah oui : quelque chose m’a empêché
de sortir ce soir comme j’avais prévu. Je me taisais depuis
deux minutes : j’étais le film. Je voulais savoir pourquoi
ça criait au dessus de chez moi. Pourquoi vous vous battiez tous
les trois. J’entendais tes cris, je te reconnaissais, j’entendais
les coups, ceux de poing et de gueule, et finalement de feu. Un seul,
suivi de l’explosion de ta fenêtre. Je pourrais me projeter
toute ma vie ta chute dans la cour délabrée. Les éclats
de citres qui scintillent moins d’une seconde, les uns après
les autres, comme de grosses lucioles. Ils t’ont tué, mais
je les ai bien eus. Je t’ai squatté, Léon. Je t’ai
trouvé beau tout de suite, malgré ton œil tuméfié,
et ton sang partout sur le torse. Viens, que je te serre encore. En
ce moment, ils sont comme fous, et ils nous cherchent. J’ai bien
el sentiment que comme par hasard ils vont nous trouver : une femme
à pied avec un cadavre, si ça ne prend pas la route de
l’hôpital, ça ne peut que monter ici. Je suis sure
que c’est ce qu’ils vont se dire. Je vais t’avouer
u truc : j’ai peur. Il faut que je t’embrasse encore, que
je te caresse, je te promets que ça va m’exorciser. Je
vais avoir moins peur parce que ta peau est douce et tes lèvres
accueillantes.
C’est un autre revolver dans ta poche ou tu es content de m’embrasser
?
Mais dis donc, comment les gens dans ton état peuvent-ils se
mettre dans un état pareil ? Tu es où là, je te
croyais mort ! Tant mieux, tant mieux : on ne nous séparera pas
comme ça. Car, vois-tu, je ne te le disais pas, mais j’ai
aperçu une lueur tout à l’heure et maintenant ça
se précise : je vois les phares d’une voiture. Mais ne
t’inquiète pas. J’ai ton pistolet. Ma mère,
elle avait le sien, qu’elle me sortait quand mon père n’était
pas là. Elle braillait « Ta gueule Chloé ou j’te
fais sauter la cervelle, » BAAM ! Le jour où j’ai
tiré sur elle, elle avait un autre plan : elle essayait de m’étouffer
avec un sac Leclerc. Elle me tenait bien fermement « Tu vas la
boucler une bonne fois sale chieuse », dans mes yeux, il y avait
des points blancs qui chahutaient, mes doigts ont trouvé son
flingue, elle n’avait pas eu le cran d’appuyer sur la gâchette,
enfin tout ça c’est du passé. Chut, ça se
rapproche : j’entends le cliquetis énervant d’un
moteur Diesel. C’est ta Mercedes, on parie ? Ils ont un sacré
instant pour des quidams. Mais j’ai ton pistolet. Ne t’inquiète
pas : je reste à tes côtés. Ils ne te reprendront
pas, je te le jure. Tu es mon unique ami. Je vais aller les accueillir,
mais, avant, fais-moi un câlin. Voilà, serre-moi fort.
Je n’ai plus peur. Plus jamais. On ira loin tous les deux On va
se marrer, Léon. Je t’imiterais les grenouilles qui chantent
sous la pluie en faisant des claquettes. Tu rigoleras tellement que
je serais heureuse. Punaise, tu m’as fait rentrer dans ton film,
Léon. Mais vu l’effet que je te fais, je te promets de
ne pas zapper. Pourquoi tu ne l’as pas laissé avec ton
tocard Léon ?
Je les vois. Il sort de la voiture. J’aurais du cacher mon blouson.
Je suis vraiment idiote. J’attends, calmement. Tu entends : je
me tais. Parce que je le peux.
Elodiève
BAUDON-GUYOU – Aout 2009